"Quel que soit le cercle d'enfer dans lequel nous vivons,
je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens
ne le brisent pas, c'est encore librement qu'ils y restent.
De sorte qu'ils se mettent librement en enfer."
Jean-Paul Sartre
"Watch out. The gap in the door... It's a separate reality.
The only me is me. Are you sure the only you is you?"
Hideo Kojima
Note : Cet article contient de nombreux spoilers et des révélations importantes. Nous vous conseillons vivement de terminer le jeu avant la lecture de celui-ci. |
Introduction
« On ne naît pas Big Boss, on le devient » : c'est ainsi que Cyril Lener (
Chronic'Art) décrit le lent parcours initiatique du joueur dans
Metal Gear Solid V: The Phantom Pain. La formule fait écho à la célèbre phrase de Simone De Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », qui condamne l'oppression d'une culture dominante sur une autre, l'assujettissement d'un esclave à un maître. En un sens, Cyril Lener a donc tort dans sa formulation, puisqu'il y parle du maître et non de la personne dominée. Peut-être devrait-on dire, à propos de
MGSV : « on ne naît pas joueur, on le devient ».
La condition de la femme était le moteur de la pensée de Simone de Beauvoir ; chez Hideo Kojima, c'est la condition du joueur. Notre assujettissement volontaire aux pixels l'obsède. Le devenir culturel des « Homo Ludens » est au cœur de ses préoccupations, lui qui nous perçoit à la fois comme des
Sons of Liberty et des
Guns of the Patriots, comme des « Diamonds » et des « Dogs ».
Dans cet état d'esprit, comment l'ultime
Metal Gear de Kojima aurait-il pu prendre une autre forme que celle d'une dernière tentative d'éveil de nos consciences ?
MGSV reprend le flambeau de
MGS2. Néanmoins, quatorze ans plus tard, la flamme a perdu de sa lueur. Elle continue de brûler mais elle a été « subdued », comme disent les anglophones pour désigner une lumière affaiblie, tamisée. Un feu maîtrisé. Ce mot, on le retrouve dans la traduction d'une
interview de Kojima : c'est ainsi qu'il décrit la performance de Kiefer Sutherland dans
MGSV. « Subdued » fait aussi référence à la modération, la modestie, la discrétion, la mise en berne... Un style approprié au chant du cygne de (l'ancien) Kojima Productions.
MGS2 avait l'ivresse de la jeunesse, l'avenir devant lui ;
MGSV prend majoritairement la forme d'un bilan ambigu et déchiré, au terme de trois décennies d'une effervescence créatrice qui n'a pas toujours eu les effets escomptés.
La leçon finale de Kojima est donc prononcée à mi-voix, à demi-mot, entre les lignes... Mais elle n'en est pas moins dense que les précédentes. Au contraire, la finesse avec laquelle elle est menée rend le message d'autant plus acerbe, pertinent et – puisqu'il s'agit de Kojima – ambivalent : tantôt optimiste, tantôt (très) pessimiste. Jamais un
Metal Gear n'aura été si personnel pour lui.
TPP n'est pas, comme le disent ses détracteurs, un amas d'occasions manquées. Il constitue, au contraire, une occasion pleinement saisie par son créateur pour exprimer ses opinions et sentiments. Comme d'habitude, il s'y prend en détournant chaque aspect du scénario et du game design pour évacuer sa rage, sa peine, sa joie et ses doutes. Le résultat est un jeu schizophrénique, à la frontière du récit de fiction et du témoignage personnel... Un miroir brisé, tout aussi fragmenté que ce qu'il reflète, et dont il semble impossible de recoller les morceaux.
Bienvenue dans le monde étrange de Docteur Kojima et Mister Mogren. En tendant l'oreille, vous entendrez le morceau qu'ils jouent en sourdine, presque pour eux-mêmes... Un requiem en trois mouvements : « Race », « Revenge », « Rebirth ».
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